Lexpert et le politique
Texte publié dans le journal de jeunes socialistes "Pluriel" en 1999
Chacun le reconnaît, le monde dans lequel nous vivons est de plus en plus complexe. Les distances diminuent, la communication se développe et se démocratise, le progrès scientifique profite à plus de gens, le globe devient un village dont les ruelles sont nombreuses, étroites et emmêlées.
Faire de la politique dans un monde désenchanté
De nos jours, de laveu même des intéressés, la politique cest plus une histoire de gestion (incluant les intérêts de tels ou tels puisqu il ny a plus didéologie . Les gens pour qui nous votons parlent de choses concrètes , proches des préoccupations des gens , car, il faut parler vrai. Mais il ny a plus de dessein On parle de la hauteur des trottoirs, des pistes cyclables, des antennes paraboliques qui fleurissent aux balcons et qui ne sont pas très esthétiques. Allez chercher un clivage droite-gauche dans cela ! Ceux qui ne veulent plus faire de politique quainsi en ont une vision bien pauvre si on les écoute. Ces gestionnaires se livrent volontiers aux experts qui sont parfois devenus les éminences grises des acteurs publics.
Pourtant, à la lecture des rubriques scientifiques où lon découvre que tel apprenti sorcier manipule les gènes comme le bon docteur Frankenstein, on se rend compte combien le progrès scientifique et lexpertise doivent être réintégrés dans un univers où la rentabilité et le profit seraient simplement remplacés par des valeurs aussi anecdotiques que léthique, le respect de la nature, la sécurité, la santé le bien être et ce que les religieux appellent le Bien
Vous serez comme des dieux disait Satan à Adam et Eve dans le Jardin dEden. Pour le coup, dès lors que lHomme serait en capacité de créer la vie, au-delà de la simple procréation, on serait dans une autre dimension, que lon soit croyant ou non, il faut reconnaître que plus lhomme maîtrise son destin et son environnement, plus il saffranchit dune tutelle ici de la religion, là de lEtat. Cette autonomisation de lindividu conduit indéniablement à une réalité bien décrite au lendemain dune guerre qui avait, pour la première fois fait des millions de mort : le désenchantement du monde.
Quiconque sintéresse à létude de la science politique et de la sociologie commence par lire forcément Le Savant et le Politique de Max Weber. On y lit une analyse qui a gardé toute sa pertinence. Un long mouvement historique a conduit à laccumulation dun stock de connaissance empirique et une rationalisation des comportements tel que la croyance en une finalité éthique du monde sest évanouie . Par ses découvertes et ses applications, la science a permis à lHumanité de saffranchir du surnaturel, mais en contrepartie, elle nest pas venue combler le vide de sens quelle avait créé. Le progrès scientifique conduit aux innovations techniques et technologiques et il produit une accumulation, inégalement répartie de richesses.
Le bonheur ainsi créé , ne vient pas dune félicité issue elle-même dune forme de spiritualité, mais bien de lautonomie des hommes par rapport au matériel, à laquelle sest substitué leur dépendance vis-à-vis du matérialisme, de linstant, des choses
Au surplus, le progrès technique, donne à lhomme une certaine assurance en lui-même et comme peut lécrire Weber, il est établi que nous pouvons maîtriser toute chose par la prévision . En effet, Le rationalisme est devenu chez nous une culture dexperts caractérisée par la dissociation des éléments du savoir, du beau et de la morale tels quils existent dans la société. Habermas a pu noter de son côté la conséquence de cette tendance : un éclatement des activités humaines, une spécialisation poussée au niveau du travail, notamment dans la sphère intellectuelle.
Pour autant, une telle accumulation de savoir nempêche pas une certaine perte de sens du monde. Au contraire, elle la produit. Par le cloisonnement que lon vient de noter, il sensuit limpossibilité dune perspective globale qui permettrait de savoir qui nous sommes , doù nous venons et où nous allons .
Prendre le temps de retrouver du sens
La culture de limmédiateté ou lobligation de transparence sont autant de barrières à la méditation sur où va le monde alors même que la société devient plus compliquée chaque jour. Plus nous savons, moins nous croyons. Dès lors, les croyances disparaissent faute de croyants et de prophètes.
Peut-être faut-il voir ici le rapport entre lexpert et le politique. Nous pourrions prétendre définir lexpert comme quelquun qui possède une compétence reconnue par ses pairs, la communauté des scientifiques et la société. Il est sensé maîtriser les données les plus complexes dun problème. Lexpert est donc avant tout un technicien. Il fonctionne selon une rationalité qui ne tolère que le tangible et le scientifiquement viable, là où le politique évolue dans un univers moins mécanique et plus métaphysique. On se souvient quHabermas rappelait que le politique avait besoin de la philosophie, une vision du Monde pour ne pas devenir lui-même une technique. Il convient donc de préciser que le rapport entre lexpert et le politique ne saurait en aucun être un rapport de substitution. Il appartient au politique, non seulement de décider, mais de le faire en fonction dun dessein plutôt quen fonction dintérêts auxquels lexpert peut très bien être soumis En effet, tenant compte de ce que Julien Freund appelle le paradoxe des conséquences , il existe toujours une différence entre le projet et lintention de début et les conséquences réelles et le résultat des actions qui ont été entreprises.
Cest au politique toujours quil appartient de restituer à la science et lexpertise leur fonction sociale. Les effets de certaines décisions ne peuvent en effet se mesurer que sur la durée. De la maladie de Creutzfeld-Jacob aux syndromes de la Guerre du Golfe et de Bosnie, les différents scandales sanitaires sont là pour nous le rappeler. Cest autant la fameuse éthique de responsabilité qui est invoquée ici que le principe responsabilité développé par Hans Jonas à un moment où les rapides développements de la biologie moléculaire ont modifié durablement le rapport de lhomme à son environnement, étendant sa capacité à le transformer irrémédiablement parfois.
A la fin de sa conférence sur Le métier et la vocation dhomme politique, Max Weber note, avec un accent volontariste contrastant avec un pessimisme général, que le possible na été atteint que grâce à la recherche de limpossible. Il affirme ainsi que, par-delà certaines contraintes naturelles, lhomme peut modifier par la mise en pratique de son vouloir ce que daucuns considèrent comme des lois irréversibles.
On ne peut à la fois souhaiter le retour de l'utopie et cautionner le primat de l'expert sur le politique
L'expérience de la gauche au pouvoir a favorisé l'émergence de techniciens et une spécialisation du discours politique. Aujourd'hui, le PS fait plus de colloques qu'il n'organise des assemblée générales de militants ou de meetings. Jusque dans son mode de sélection de ses élites, le PS ressemble de moins en moins à un parti populaire qui aurait, comme en son temps le PCF, vocation à être un ascenseur social. On y progresse pls volontiers selon un mode calqué sur l'évolution des carrières dans la haute administration
Cela pose clairement un problème de démocratie car, les compétences techniques prennent le pas sur l'imaginaire, or, le rôle du politique est aussi un rôle symbolique et personne ne vote pour des techniciens, mais pour des personnes capable de vous faire rêver et de vous faire entrevoir l'univers du possible. On nous objectera qu'il faut être concret et être dans le réel, mais si le rêve sans la vérité conduit à la tromperie la plus décevante, la vérité sans l'imagination est démobilisante. Nous ne sommes pas encore dans un univers de science fiction où tout est rationnellement maîtrisé
Le possible doit donc passer par le crible moral et éthique du souhaitable et pour cela, encore faut-il retrouver les éléments qui permettent de définir le Bien. Lexpert et le politique sont donc complémentaires, pas interchangeables. Puisque les experts ne sont pas élus, il appartient aux politiques de rendre des comptes à leurs concitoyens selon la norme de la Démocratie.