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Blog de Pierre
9 août 2004

L’expert et le politique

Texte publié dans le journal de jeunes socialistes "Pluriel" en 1999

Chacun le reconnaît, le monde dans lequel nous vivons est de plus en plus complexe. Les distances diminuent, la communication se développe et se démocratise, le progrès scientifique profite à plus de gens, le globe devient un village dont les ruelles sont nombreuses, étroites et emmêlées.

Faire de la politique dans un monde désenchanté…

De nos jours, de l’aveu même des intéressés, la politique c’est plus une histoire de gestion (incluant les intérêts de tels ou tels puisqu’ “ il n’y a plus d’idéologie ”. Les gens pour qui nous votons parlent de “ choses concrètes ”, “ proches des préoccupations des gens ”, car, il faut parler vrai. Mais il n’y a plus de dessein… On parle de la hauteur des trottoirs, des pistes cyclables, des antennes paraboliques qui fleurissent aux balcons et qui ne sont pas très esthétiques. Allez chercher un clivage droite-gauche dans cela ! Ceux qui ne veulent plus faire de politique qu’ainsi en ont une vision bien pauvre si on les écoute. Ces gestionnaires se livrent volontiers aux experts qui sont parfois devenus les éminences grises des acteurs publics.

Pourtant, à la lecture des rubriques scientifiques où l’on découvre que tel apprenti sorcier manipule les gènes comme le bon docteur Frankenstein, on se rend compte combien le progrès scientifique et l’expertise doivent être réintégrés dans un univers où la rentabilité et le profit seraient simplement remplacés par des valeurs aussi anecdotiques que l’éthique, le respect de la nature, la sécurité, la santé le bien être et ce que les religieux appellent le Bien…

“ Vous serez comme des dieux ” disait Satan à Adam et Eve dans le Jardin d’Eden. Pour le coup, dès lors que l’Homme serait en capacité de créer la vie, au-delà de la simple procréation, on serait dans une autre dimension, que l’on soit croyant ou non, il faut reconnaître que plus l’homme maîtrise son destin et son environnement, plus il s’affranchit d’une tutelle ici de la religion, là de l’Etat. Cette autonomisation de l’individu conduit indéniablement à une réalité bien décrite au lendemain d’une guerre qui avait, pour la première fois fait des millions de mort : le désenchantement du monde.

Quiconque s’intéresse à l’étude de la “ science politique ” et de la sociologie commence par lire forcément Le Savant et le Politique de Max Weber. On y lit une analyse qui a gardé toute sa pertinence. “ Un long mouvement historique a conduit à l’accumulation d’un stock de connaissance empirique et une rationalisation des comportements tel que la croyance en une finalité éthique du monde s’est évanouie ”. Par ses découvertes et ses applications, la science a permis à l’Humanité de s’affranchir du surnaturel, mais en contrepartie, elle n’est pas venue combler le vide de sens qu’elle avait créé. Le progrès scientifique conduit aux innovations techniques et technologiques et il produit une accumulation, inégalement répartie de richesses.

Le bonheur ainsi “ créé ”, ne vient pas d’une félicité issue elle-même d’une forme de spiritualité, mais bien de l’autonomie des hommes par rapport au matériel, à laquelle s’est substitué leur dépendance vis-à-vis du matérialisme, de l’instant, des choses…

Au surplus, le progrès technique, donne à l’homme une certaine assurance en lui-même et comme peut l’écrire Weber, il est établi “ que nous pouvons maîtriser toute chose par la prévision ”. En effet, Le rationalisme est devenu chez nous une culture d’experts caractérisée par la dissociation des éléments du savoir, du beau et de la morale tels qu’ils existent dans la société. Habermas a pu noter de son côté la conséquence de cette tendance : un éclatement des activités humaines, une spécialisation poussée au niveau du travail, notamment dans la sphère intellectuelle.

Pour autant, une telle accumulation de savoir n’empêche pas une certaine perte de sens du monde. Au contraire, elle la produit. Par le cloisonnement que l’on vient de noter, il s’ensuit l’impossibilité d’une perspective globale qui permettrait de savoir “ qui nous sommes ”, “ d’où nous venons ” et “ où nous allons ”.

Prendre le temps de retrouver du sens

La culture de l’immédiateté ou l’obligation de transparence sont autant de barrières à la méditation sur “ où va le monde ” alors même que la société devient plus compliquée chaque jour. Plus nous savons, moins nous croyons. Dès lors, les croyances disparaissent faute de croyants et de prophètes.

Peut-être faut-il voir ici le rapport entre l’expert et le politique. Nous pourrions prétendre définir l’expert comme quelqu’un qui possède une compétence reconnue par ses pairs, la communauté des scientifiques et la société. Il est sensé maîtriser les données les plus complexes d’un problème. L’expert est donc avant tout un technicien. Il fonctionne selon une rationalité qui ne tolère que le tangible et le scientifiquement viable, là où le politique évolue dans un univers moins mécanique et plus métaphysique. On se souvient qu’Habermas rappelait que le politique avait besoin de la philosophie, une vision du Monde pour ne pas devenir lui-même une technique. Il convient donc de préciser que le rapport entre l’expert et le politique ne saurait en aucun être un rapport de substitution. Il appartient au politique, non seulement de décider, mais de le faire en fonction d’un dessein plutôt qu’en fonction d’intérêts auxquels l’expert peut très bien être soumis… En effet, tenant compte de ce que Julien Freund appelle le “ paradoxe des conséquences ”, il existe toujours une différence entre le projet et l’intention de début et les conséquences réelles et le résultat des actions qui ont été entreprises.

C’est au politique toujours qu’il appartient de restituer à la science et l’expertise leur fonction sociale. Les effets de certaines décisions ne peuvent en effet se mesurer que sur la durée. De la maladie de Creutzfeld-Jacob aux syndromes de la Guerre du Golfe et de Bosnie, les différents scandales sanitaires sont là pour nous le rappeler. C’est autant la fameuse éthique de responsabilité qui est invoquée ici que le “ principe responsabilité ” développé par Hans Jonas à un moment où les rapides développements de la biologie moléculaire ont modifié durablement le rapport de l’homme à son environnement, étendant sa capacité à le transformer irrémédiablement parfois.

A la fin de sa conférence sur Le métier et la vocation d’homme politique, Max Weber note, avec un accent volontariste contrastant avec un pessimisme général, que le possible n’a été atteint que grâce à la recherche de l’impossible. Il affirme ainsi que, par-delà certaines contraintes naturelles, l’homme peut modifier par la mise en pratique de son vouloir ce que d’aucuns considèrent comme des lois irréversibles.

On ne peut à la fois souhaiter le retour de l'utopie et cautionner le primat de l'expert sur le politique

L'expérience de la gauche au pouvoir a favorisé l'émergence de techniciens et une spécialisation du discours politique. Aujourd'hui, le PS fait plus de colloques qu'il n'organise des assemblée générales de militants ou de meetings. Jusque dans son mode de sélection de ses élites, le PS ressemble de moins en moins à un parti populaire qui aurait, comme en son temps le PCF, vocation à être un ascenseur social. On y progresse pls volontiers selon un mode calqué sur l'évolution des carrières dans la haute administration…

Cela pose clairement un problème de démocratie car, les compétences techniques prennent le pas sur l'imaginaire, or, le rôle du politique est aussi un rôle symbolique et personne ne vote pour des techniciens, mais pour des personnes capable de vous faire rêver et de vous faire entrevoir l'univers du possible. On nous objectera qu'il faut être concret et être dans le réel, mais si le rêve sans la vérité conduit à la tromperie la plus décevante, la vérité sans l'imagination est démobilisante. Nous ne sommes pas encore dans un univers de science fiction où tout est rationnellement maîtrisé…

Le possible doit donc passer par le crible moral et éthique du souhaitable et pour cela, encore faut-il retrouver les éléments qui permettent de définir le Bien. L’expert et le politique sont donc complémentaires, pas interchangeables. Puisque les experts ne sont pas élus, il appartient aux politiques de rendre des comptes à leurs concitoyens selon la norme de la Démocratie.

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Commentaires
C
Un des problèmes de notre société tient aussi à ce que j'appelle volontiers la 2e trahison des clercs. Après avoir conduit leur nation au nationalisme et à la guerre, les intellectuels d'aujourd'hui ont versé dans le mutisme ou comme tu l'as écrit dans la spécialisation à outrance.<br /> Il est triste de constater que le regard critique sur la société occidentale s'est éteind à la suite de l'effondrement de l'idéologie communiste. A croire, qu'il n'y aurait pas de place pour une expression équilibrée de notre système et de sa critique.
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